La pensée du jour

 

La dimension religieuse de la philosophie de Heidegger.
Les chemins de Heidegger
Hans-Georg GADAMER

 

 

La dimension religieuse (1981)

S’interroger sur la dimension religieuse chez Heidegger peut apparaître
comme une provocation ou, à tout le moins, comme une entreprise assez
paradoxale. Il n’est que de penser à Jean-Paul Sartre qui fut l’un de ses
admirateurs et qui a salué en lui, à côté de Nietzsche, l’un des penseurs athées
les plus représentatifs de notre époque. Or j’aimerais montrer qu’une telle
compréhension de Heidegger qui veut en faire un penseur athée ne peut
reposer que sur une appropriation superficielle de sa philosophie.
C’est, bien sûr, une tout autre question que de se demander si la mise à
contribution de Heidegger par la théologie chrétienne est justifiée ou non. Cela
fait, en effet, déjà un demi-siècle que les théologiens chrétiens se réclament de
sa pensée. Heidegger a lui-même affirmé très clairement que la question de
l’être, qu’il se proposait de poser à nouveau et où il voyait sa mission la plus
intime, ne devait pas être comprise comme la question de Dieu. Au fil des ans,
sa propre position face à la théologie contemporaine, des deux confessions, est
devenue de plus en plus critique. Mais on peut se demander si une telle
critique de la théologie ne vient pas justement confirmer que « Dieu » - qu’il
s’agisse du Dieu révélé ou caché - n’était pas un simple mot vide pour lui. On
sait que Heidegger était issu d’une famille catholique et qu’il a été élevé dans
la religion catholique. Il a fréquenté le lycée de Constance qui n’était pas à
proprement parler une école catholique, mais qui se trouvait dans une contrée
où les deux confessions chrétiennes, catholique et protestante, jouissaient
d’une grande vitalité. Après ses années de lycée, il a fréquenté pendant un
certain temps l’établissement des Jésuites à Feldkirch (en Forêt Noire), mais
qu’il a très tôt quitté. Il n’en a pas moins continué de faire partie du Séminaire
de théologie de Fribourg pendant quelques semestres encore.
L’engagement religieux et les tendances philosophiques étaient bien
manifestes chez le très jeune Heidegger. Même durant les premières années,
où son attachement ecclésial et religieux n’était pas remis en question, il était
rempli d’une réelle passion pour la philosophie. Le recteur du Séminaire de
Constance, le futur évêque de Fribourg, Conrad Groeber a très tôt reconnu ses
brillantes aptitudes et l’abandon avec lequel il se livrait à la philosophie.
Heidegger m’a raconté un jour qu’un de ses enseignants, assurément durant un
cours très ennuyant, l’a attrapé en train de lire la Critique de la raison pure
sous son pupitre! C’était comme le gage d’un très grand avenir spirituel. C’est
la raison pour laquelle Groeber lui a alors confié un livre sur Aristote qui était
à l’époque moderne et érudit, mais qui n’était pas très profond, le traité de
Brentano Sur les multiples significations de l’être chez Aristote. En des
analyses minutieuses, cette étude faisait ressortir la diversité des sens de l’être
chez Aristote, mais sans répondre à la question de savoir comment elles
s’accordaient entre elles. C’est ce qui allait inspirer le jeune Heidegger.
Heidegger l’a d’ailleurs souvent raconté. La distinction des diverses
significations du terme d’« être » chez Aristote appelait d’elle-même la
question de leur unité cachée, même si la question n’était évidemment pas
posée avec une visée de systématisation comme celle que Cajetan, Suarez et
les penseurs scolastiques de la contre-réforme ont voulu introduire dans
l’aristotélisme. L’idée selon laquelle l’être n’était pas un genre et la doctrine
scolastique de l’analogie de l’être allaient désormais devenir des motifs
récurrents chez Heidegger. Il ne s’agissait pas d’une doctrine métaphysique,
mais de l’expression d’une question ouverte et pressante, que l’on devait
apprendre à poser : qu’est-ce que c’est que l’« être »?
Le talent de Heidegger lui a valu des succès rapides : il a fait sa thèse de
doctorat sous la direction de Rickert sur la doctrine du jugement dans le
psychologisme, alors que ses disciplines secondaires - personne n’aurait pu le
deviner - avaient été, pour l’examen final, les mathématiques et la physique!
Dans un cours de Marbourg, il a un jour évoqué cette thèse de doctorat en
parlant du « temps où il se livrait encore à des enfantillages ». Il a fait sa thèse
d’habilitation à l’âge de vingt-sept ans et il est devenu l’assistant du
successeur de Rickert à Fribourg, Edmund Husserl, le fondateur de la
phénoménologie, dont il a appris la technique grandiose de la description
phénoménologique. Dès ses premiers années comme maître de conférences,
Heidegger a connu un succès exceptionnel dans ses cours, exerçant bientôt un
effet presque magique sur les plus jeunes et ceux de sa génération. Parmi ses
auditeurs de l’époque, Julius Ebbinghaus, Oskar Becker, Karl Löwith et
Walter Bröcker sont aujourd’hui des noms connus. J’ai eu vent de sa
réputation alors que je préparais mon doctorat à Marbourg. Dès cette époque,
donc vers 1920-21, les étudiants qui venaient de Fribourg nous parlaient
moins de Husserl que de Heidegger et de son enseignement si particulier, qui
était à la fois profond et révolutionnaire. On disait, par exemple, qu’il avait
employé l’expression « ça monde ». Il s’agissait, comme on le reconnaît
aujourd’hui, d’une grandiose anticipation de sa pensée plus tardive et même
de sa toute dernière pensée. Il était impensable d’entendre quelque chose de
semblable de la part d’un néo-kantien à l’époque, ou même de Husserl. Mais
où se trouvait donc l’ego transcendantal? Et de quel type de langage s’agissait-
il donc? Y avait-il quelque chose de tel? Donc dix ans avant que Heidegger ne
parvienne, dans ce que l’on a appelé le tournant, à dépasser la conception
transcendantale qu’il avait proposée de sa propre entreprise en se réclamant de
Husserl, il avait trouvé un premier langage qui ne partait pas du sujet ou de la
« conscience en général » de la philosophie transcendantale, mais qui
exprimait l’événement de la « clairière » qui s’annonçait déjà dans cet
« advenir du monde ».


[...]

 

Deux grands maîtres lui ont alors apporté la formation conceptuelle
adéquate. Il y avait d’abord Husserl et son art phénoménologique magistral. Il
est significatif que ce n’est pas le programme néo-kantien des Ideen (de 1913)
que le jeune assistant de Husserl enseignait dans ses cours, mais plutôt les
Recherches logiques, que Husserl pensait, pour sa part, avoir dépassées depuis
longtemps. C’est surtout la sixième Recherche logique que Heidegger
privilégiait et qui venait de paraître dans une version remaniée. Dans ce texte,
la question de savoir ce que signifie le mot « est » occupait une place
importante : en quoi consiste l’acte « noétique » par lequel la catégorie
formelle du « est » se trouve visée? C’était surtout la doctrine de « l’intuition
catégoriale », mais sans doute aussi les analyses magistrales de Husserl à
propos de la conscience intime du temps (que Heidegger allait plus tard être le
premier à faire paraître) qui représentaient une provocation pour Heidegger :
quel art minutieux d’analyse, mais, en même temps, quelle impasse, qui
l’éloignait encore plus de la question qui l’agitait, celle de la foi chrétienne,
que ne le faisait le désespoir bien connu d’Augustin à propos du mystère qu’il
y a à vouloir comprendre l’énigme du temps.
Ce n’était donc pas l’élaboration « idéaliste » des Ideen qui l’attirait.
Dans cette œuvre, il admirait sans doute la conséquence avec laquelle Husserl
s’était introduit dans le champ de la subjectivité transcendantale, et c’est peut-
être ce qu’il l’a immunisé contre les vaines tentatives de libération se
prétendant plus « réalistes », dans le style de la phénoménologie de Munich ou
même des travaux de Scheler à l’époque. Mais depuis le début, le principe de
l’ego transcendantal lui paraissait suspect. Thomas Sheehan m’a raconté que
Heidegger lui avait un jour montré un tiré à part de l’essai de 1911 de Husserl
sur La philosophie comme science rigoureuse, paru dans la revue Logos. Dans
la marge du passage où Husserl disait que notre méthode et notre principe
devaient être « aux choses elles-mêmes », le jeune Heidegger avait inscrit :
« nous voulons prendre Husserl au mot ». C’était évidemment dit dans une
intention polémique : au lieu de se perdre dans la doctrine de la réduction
transcendantale et dans la fondation ultime du cogito, c’est plutôt ce principe
d’un retour « aux choses elles-mêmes » qu’il devrait suivre!
Afin d’acquérir lui-même une distance appropriée par rapport à
l’idéalisme transcendantal de Husserl, mais sans retomber dans la naïveté d’un
réalisme dogmatique, Heidegger a trouvé un autre grand maître : Aristote.
Bien entendu, il ne pouvait pas s’attendre à trouver en lui un allié pour son
questionnement le plus intime, dont la motivation était religieuse. Mais le
retour de l’apprenti phénoménologue à ses premières études sur Aristote lui a
permis de découvrir un nouvel Aristote, qui présentait des aspects bien
différents de ceux qui étaient privilégiés par la théologie scolastique. Certes, il
n’ignorait pas que la conception grecque du temps avait été marquée par la
Physique d’Aristote et qu’aucune voie directe ne pouvait conduire de là
jusqu’à une clarification conceptuelle de l’instant eschatologique. Mais
l’attention que la pensée aristotélicienne accordait au Dasein factuel dans
l’exercice  concret de sa vie et son orientation naturelle dans le monde allait
lui venir indirectement en aide. Dans toute une succession de semestres,
Heidegger présenta ses études sur l’Éthique d’Aristote, sur sa Physique, son
anthropologie (De anima) et sa Rhétorique, mais aussi, bien sûr, sur les parties
centrales de sa Métaphysique. Comme il me l’annonça dans une lettre, cela
devait conduire en 1923 à une grande publication dans la Revue annuelle pour
la philosophie et la recherche phénoménologique. Cette publication ne vit
cependant pas le jour parce que sa nomination comme professeur à Marbourg
devait le confronter à des tâches tout à fait nouvelles. Mais Aristote n’en resta
pas moins l’un des foyers de son enseignement à Marbourg.
À quel titre Aristote pouvait-il donc lui être utile? Seulement pour
mieux faire ressortir l’expérience chrétienne du temps et le rôle fondamental
de l’historicité dans la pensée moderne? Donc seulement à titre de contraste?
C’est le contraire qui est vrai. Aristote fut invoqué comme un témoin
privilégié du retour « aux choses elles-mêmes », et, par là, quoique de manière
indirecte, comme quelqu’un qui pouvait témoigner contre ses propres préjugés
ontologiques qui restaient régis par ce que Heidegger allait plus tard appeler la
compréhension de l’être comme « subsistance » (Vorhandenheit). C’est de
cette manière qu’il a apporté un secours critique au nouveau questionnement
de Heidegger. Les interprétations phénoménologiques d’Aristote que
Heidegger comptait alors publier dans la Revue annuelle de Husserl ne
portaient donc pas tant sur la théologie philosophique, si chère à la scolastique
et qui trouve sa base ultime dans l’orientation de la pensée d’Aristote sur la
physique et un Dieu conçu comme principe du mouvement, que sur sa
proximité de fond avec l’exercice factuel et concret du Dasein tel qu’il peut
surtout être saisi dans la « philosophie pratique » et la rhétorique d’Aristote :
les modes de l’être-vrai, de l’alètheuein, traités au livre VI de l’Éthique à
Nicomaque avaient surtout, pour Heidegger, l’intérêt de montrer que le primat
du jugement, de la logique et de la « science » se trouvait limité de façon
décisive, dans ces textes, lorsqu’il s’agissait de comprendre la facticité de la
vie humaine. Un allo genos gnoseôs [autre genre de connaissance] y trouvait
sa légitimité, un mode de connaissance qui ne veut pas connaître des
« objets » et produire un savoir objectif, mais qui caractérise en propre la
luminosité que peut atteindre le Dasein concrètement vécu. Si, en plus de
l’Éthique, la Rhétorique était aussi importante, c’est parce qu’il y était
question des pragmata [choses] et des pathemata [passions], et pas seulement
des « objets ».
D’une manière étonnante, le jeune Heidegger pouvait aussi trouver un
autre secours chez Aristote : c’est que la critique aristotélicienne de l’idée du
Bien chez Platon pouvait servir d’appui à sa critique « existentielle » des
notions transcendantales de sujet et d’objet. De même que le Bien n’est pas un
objet suprême ou un principe, puisqu’il se différencie selon la diversité de ses
modes de rencontre, de même « l’être » est présent en tout ce qui est, quand
bien même il y aurait, au sommet, un étant éminent qui se porterait garant de
toute présence. C’est à la question de l’être comme tel qu’Aristote et
Heidegger cherchent à répondre. Si Heidegger, dans son interprétation de la
Physique et de la Métaphysique d’Aristote, met en lumière la compréhension
de l’être comme mobilité et comme non-voilement, ce n’est pas tant parce
qu’il s’agirait de régions d’objets sur lesquels on pourrait faire des
propositions, c’est pour montrer que toute compréhension de « l’être » repose
sur celle de la mobilité et que toute proposition vraie se fonde, à son tour, sur
la présence non-voilée, donc, en définitive, sur l’on hôs alèthès. Cela n’a rien
à voir avec un réalisme qui viendrait s’opposer à un idéalisme subjectif, ni
même avec une théorie de la connaissance. Il s’agit simplement d’une
description de la chose elle-même, c’est-à-dire de l’être-dans-le-monde, lequel
ne « sait » rien de la « dichotomie sujet-objet ».
Mais derrière cet intérêt qu’il porte à un Aristote non scolastique, on
sent l’urgence de la question qu’il adressait autrefois aux théologiens
chrétiens : n’y aurait pas une manière plus adéquate pour le chrétien de se
comprendre lui-même que celle qui est proposée par la théologie
contemporaine? Sa nouvelle interprétation d’Aristote n’est donc qu’un
premier pas sur un long chemin de pensée. Que Heidegger l’ait consciemment
entrepris dans cet esprit, c’est ce que montre l’introduction à ses inteprétations
d’Aristote, dont il avait envoyé le manuscrit à Natorp en 1922 et que celui-ci
m’avait alors donné à lire. Elle proposait, en effet, une analyse de la
« situation herméneutique » dans laquelle se situait l’interprétation d’Aristote.
Et comment commençait-elle? Avec le jeune Luther, donc très précisément
avec celui-là même qui exigeait de toute personne qui voulait être chrétienne
qu’elle renie Aristote, le « grand menteur ». Suivaient alors, je m’en souviens
très bien (le texte n’est pas encore publié, mais devrait encore exister quelque
part, à tout le moins sous la forme d’un double dactylographié, qui ne
contiendrait évidemment pas les nombreuses additions manuscrites que
renfermait l’exemplaire adressé à Natorp), d’autres noms : Gabriel Biel, Pierre
Lombard, le maître des Sentences, Augustin et, enfin, Paul. Pas d’erreur,
c’était bien la préoccupation, plus ancienne et bien documentée, de Heidegger
à propos du message chrétien originaire qui se trouvait derrière son débat avec
Aristote.
Et ce n’est pas parce que Heidegger pensait pouvoir trouver chez
Aristote un secours immédiat à cette question. Bien au contraire : le fait que la
théologie qu’il avait apprise et qui continuait de s’appuyer sur la
métaphysique d’Aristote ne correspondait même pas aux motifs véritables de
la pensée grecque ne rendait que plus urgente l’explication avec cette pensée.
La conception vivante du temps que Heidegger avait retrouvée chez Paul
n’avait absolument rien de grec. Le concept grec du temps, celui que Platon et
Aristote avaient pensé comme mesure et nombre du mouvement, dominait, par
contre, toutes les avenues conceptuelles empruntées par les époques
ultérieures, d’Augustin jusqu’à Kant et même Einstein. Son problème le plus
intime et le plus profond, celui de l’attente eschatologique, animait donc la
question qu’il posait : le poids que fait peser la pensée grecque sur
l’expérience chrétienne de la foi ne finissait-il pas par rendre méconnaissable
l’expérience chrétienne elle-même? La théologie chrétienne, à tout le moins,
ne se serait-elle pas éloignée de sa tâche la plus essentielle? De fait, ce n’est
pas seulement la doctrine de la justification de Paul et de Luther qui est
devenue significative pour lui, il a aussi repris la thèse de Harnack au sujet de
l’hellénisation fatale de la théologie chrétienne. Par la suite, il en viendrait non
seulement à douter de l’adéquation de sa formation théologique, mais aussi à
voir dans l’héritage grec qui pèse sur toute la pensée moderne l’origine de
l’embarras à propos de l’« être » et de l’historicité du Dasein humain dont il
est question dans l’exergue à Être et temps.
Car ce furent aussi les apories de la pensée moderne, celles qu’il avait
retrouvées chez Bergson, Simmel, Lask et surtout chez Dilthey, qui l’ont
tourmenté durant les années décisives de sa formation, à l’époque de la
Première guerre mondiale. Comme plusieurs autres, dont Unamuno, Haecker,
Buber, Ebner et Jaspers, il s’est reconnu dans le nouveau mot d’ordre de
l’existence, lancé par Kierkegaard. Grâce à la traduction allemande parue chez
l’éditeur Diederich, les écrits de Kierkegaard commençaient alors à exercer
leur influence. Dans les brillants essais de Kierkegaard, Heidegger a retrouvé
ses thèmes les plus essentiels. Il n’y avait pas seulement l’aspect religieux qui
commande la polémique de Kierkegaard contre Hegel - le dernier et le plus
radical des Grecs, comme Heidegger l’a un jour appelé - qui aurait recouvert
l’alternative (« ou bien… ou bien… ») face à laquelle se trouve placée
l’existence humaine. L’opposition explicite à la conception grecque du
« souvenir » (Erinnerns) devait aussi lui paraître très pertinente. Ce qui
caractérise la catégorie de la répétition (Wiederholung) de Kierkegaard, c’est
justement le fait qu’elle s’affadit en un simple souvenir, en l’illusion d’un
éternel retour du même, si elle n’est pas ressentie à partir du paradoxe de
l’historicité, c’est-à-dire comme la répétition de ce qui ne peut être répété,
comme un temps qui se trouve au-delà de tout temps.


[...]


À l’époque, Heidegger se réclamait fréquemment de l’historien de
l’Église Franz Overbeck, l’ami de Nietzsche. Le pamphlet qu’il avait écrit à
propos de « La chrétienté de la théologie » exprimait justement les soupçons
les plus intimes qui animaient Heidegger. Il confirmait tout à fait sa conviction
philosophique au sujet de l’inadéquation de la conception grecque de l’être
pour exprimer la pensée chrétienne de l’eschaton, qui n’est pas l’attente d’un
événement à venir. S’il a pu écrire dans sa lettre à Löwith qu’il était « un
théologien chrétien », c’était assurément pour dire qu’il voulait s’en prendre à
la chrétienté seulement prétendue de la théologie contemporaine et s’attaquer
à la tâche réelle de la philosophie qui était de « trouver la parole qui soit
capable d’appeler à la foi et de maintenir dans la foi » (mots que je l’ai
entendu prononcer lors d’une discussion théologique en 1924)91. Mais c’était
surtout une tâche pour la pensée.
Et penser, c’est ce qu’il avait très bien appris, non seulement d’Aristote,
mais aussi de Husserl dont l’analyse magistrale de la conscience du temps lui

avait exposé, de par son formalisme, tout le fardeau que représentait la pensée
grecque. Ses années de formation auprès de Husserl l’avait mis en garde
contre toute sous-estimation de la consistance de l’idéalisme transcendantal et,
par conséquent, contre la tentation de lui opposer un réalisme naïf qui se
réclamerait du mot d’ordre de la phénoménologie. Il ne pouvait donc pas se
contenter d’insister, comme Pfänder et Scheler, sur le fait que les choses sont
ce qu’elles sont et qu’elles ne sont pas engendrées par la pensée. Ni le concept
d’engendrement de l’école de Marbourg, ni le concept, contesté, de
constitution de Husserl n’avaient quelque chose à voir avec l’idéalisme
métaphysique de l’évêque Berkeley ou encore avec le problème
épistémologique de la réalité du monde extérieur. L’intention de Husserl était
justement de rendre compréhensible, de manière transcendantale, la
« transcendance » des choses, c’est-à-dire leur être en-soi, mais en la fondant,
pour ainsi dire, de manière « immanente ». La doctrine de l’ego transcendantal
et de son évidence apodictique n’était donc rien d’autre qu’une tentative de
fondation de toute objectivité et de toute validité. Mais c’est justement cette
tentative qui s’empêtrait de plus en plus dans des analyses, toujours plus
raffinées, de la structure temporelle de la subjectivité. La constitution de l’ego
transcendantal, une fois reconnue comme tâche, conduisait à des constructions
conceptuelles aussi paradoxales que celles d’une autoconstitution du courant
de la conscience, d’une automanifestation du flux [de la conscience], d’une
présence archi-originaire et d’une archi-transformation. Pour le jeune
Heidegger, cela ne faisait que confirmer qu’il était impossible d’appliquer les
notions d’objet ou de sujet à son propre problème, celui de la facticité du
Dasein humain. De fait, il a trouvé son propre chemin en partant non pas de la
conscience qui rend quelque chose présent, mais de l’inquiétude réelle et
radicale du Dasein à propos de lui-même - il a plus tard parlé de souci (Sorge)
- et de l’existence pensée comme avenir. Ainsi, ce n’est pas l’influence de
l’historicisme, mais une intention théologique qui l’a amené à porter son
regard sur l’historicité du Dasein et à poser la question du sens de l’« être ».
Seulement, comment était-il possible de penser la scientificité de la
théologie, sans qu’elle en perde sa christianité et sans qu’on retombe dans le
cercle des notions de subjectivité et d’objectivité? Dès ses premières années à
Marbourg, Heidegger a déjà pensé, si je me souviens bien, dans le sens de ce
qu’il a dit dans sa conférence de 1927 à Tübingen92 : la théologie est une
science positive parce qu’elle traite de quelque chose d’étant, à savoir la
« christianité ». On peut donc la définir comme une explicitation conceptuelle
de la foi. Mais, à ce titre, elle apparaît finalement plus proche de la chimie ou
de la biologie que de la philosophie. C’est que celle-ci est la seule science à ne
pas avoir affaire à l’étant (prédonné, et ne serait-ce que par la foi), mais à
l’être : elle est donc la science « ontologique ».
On sent bien la provocation, bien consciente, de cette thèse
épistémologique. Dans la foi, on rencontre aussi ce en quoi on croit lorsqu’on
a la foi - et cela est aussi susceptible d’une explicitation conceptuelle, au
même titre où peut l’être la foi. Mais « ce en quoi on croit » circonscrit-il un
objet ou un champ d’objets comme peuvent le faire, par exemple, les
substances chimiques ou les animaux? Ne concerne-t-il pas plutôt, au même
titre que la philosophie, l’ensemble du Dasein humain et de son monde? C’est
ce qui amène Heidegger à souligner, par ailleurs, que la constitution
ontologique fondamentale du Dasein que la philosophie fait ressortir peut
servir de « correctif » à l’explicitation conceptuelle de la foi93. Bien entendu,
la philosophie qui reconnaît que l’« existential » de la culpabilité ne peut
surgir que de la temporalité du Dasein, ne peut ele-même offrir qu’une
indication formelle pour comprendre le péché éprouvé dans l’expérience de la
foi.

Heidegger utilise ici l’expression d’« indication formelle », dont on sait
qu’il se servait souvent dans ses premières années, un peu comme l’équivalent
de ce que Kierkegaard appelait « l’éveil de l’attention » (Aufmerksammachen).
À ne pas s’y tromper, lorsqu’il emploie l’expression d’indication formelle,
Heidegger cherche à se distinguer du cadre a priori que revendiquent les
« ontologies » chez Husserl lorsqu’elles imposent des prescriptions aux
sciences empiriques. C’est que l’indication formelle permet de reconnaître que
la science philosophique peut bel et bien participer à l’explicitation
conceptuelle de la foi, mais sans participer à l’exercice effectif de la foi elle-
même. Derrière tout cela, on reconnaît sans doute aussi l’intution plus vaste
selon laquelle la question de l’être n’est pas, en définitive, une question qui
relève de la science, puisqu’elle doit « rejaillir sur l’existence » [cf. SZ 38].
On sait que cette limitation même très prudente de l’apriorisme
phénoménologique a suscité des critiques. Est-ce que la culpabilité du Dasein
est bel et bien une instance neutre et reste-t-elle tout à fait indépendante de
l’histoire de la foi chrétienne? Et qu’en est-il du vouloir-avoir-une-conscience
et de la course vers la mort? Heidegger pourrait difficilement le contester pour
lui-même et son propre champ d’expérience, mais il insisterait seulement pour
dire que chacun peut bel et bien éprouver sa finitude et son « être-pour-la-
mort » à partir de sa propre expérience, en sorte que l’explicitation
conceptuelle de l’expérience la foi chrétienne offre une direction que chacun
est à même de suivre.

Évidemment, toute cette confrontation entre la théologie et la
philosophie est assez mal engagée tant et aussi longtemps que reste indécise la
présupposition fondamentale selon laquelle la théologie en général est une
science, mais aussi la présupposition selon laquelle la théologie s’impose
vraiment à la foi. Une autre question est encore plus mal engagée, celle de
savoir si la concrétisation de l’exercice factuel du Dasein sous la forme du
« souci » peut réellement accomplir ce qu’elle promet, c’est-à-dire un
dépassement des préjugés ontologiques de la subjectivité transcendantale qui
permette de penser la temporalité comme être. Assurément, le souci renferme,
en dernière instance, une inquiétude à propos de soi-même au même titre où la
conscience renferme une conscience de soi. Heidegger a eu raison d’insister
sur cette tautologie de l’ipséité et du souci. Seulement, en partant de ce souci
compris comme déploiement originaire de la temporalité, il croyait avoir
dépassé l’étroitesse ontologique du discours sur le « moi » et l’identité du
sujet qui était censée s’y constituer. Mais en quoi consiste donc la temporalité
« authentique » du souci? N’apparaît-elle pas aussi comme auto-déploiement
du temps? On lit au § 64 d’Être et temps [SZ 322] : « Le Dasein est
authentiquement lui-même dans l’isolation originaire procurée par la
résolution qui reste silencieuse et qui a le courage d’affronter l’angoisse ». Le
dernier Heidegger note ici, en marge de son exemplaire personnel, à propos de
cette angoisse : « c’est-à-dire la clairière de l’être comme être ». Pourrait-il
alors dire que le Dasein a le courage d’affronter la clairière?
De même que le dernier Heidegger n’a plus souhaité fonder la pensée
de l’être comme temps sur l’analytique transcendantale du Dasein, ce qui l’a
amené à parler du « tournant » qui lui était arrivé, de même la relation entre la
philosophie et la théologie ne peut plus être pensée en présupposant tout
simplement qu’il s’agit d’une relation entre deux « sciences ». Le texte de la
conférence de Tübingen de 1927 le laissait déjà entendre en affirmant que la
théologie n’était pas seulement une science « historique » en un sens
radicalisé, mais aussi une « science pratique »95. « Toute proposition ou
concept théologique parle de lui-même suivant son propre contenu et non pas
à la suite d’une ‘application’ subséquente et soi-disant ‘pratique’ de ce
contenu à l’existence croyante de l’individu au sein de sa communauté »96. On
ne s’étonne pas de voir que Heidegger ait conclu ses réflexions plus tardives
(1964) sur la « pensée et le langage non-objectivants » en se demandant « si la
philosophie peut encore être une science puisqu’il ne lui est sans doute pas du
tout permis d’en être une ».